Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol11.djvu/127

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corps vivant d’un mort, cette ville vivait de toute la force de sa vie. Napoléon, de la montagne Poklonnaïa, voyait tressaillir la vie dans la cité et sentait pour ainsi dire la respiration de ce corps grand et beau.

Chaque Russe, en regardant Moscou, sent que c’est une mère. Chaque étranger, en la regardant, ne sentant pas son cœur de mère doit sentir son caractère de femme, et Napoléon le sentait.

Cette ville asiatique aux innombrables églises, Moscou la sainte. La voilà donc, enfin, cette fameuse ville. Il était temps, dit-il. Et, descendant de cheval, il ordonna de déplier devant lui le plan de Moscou et appela le traducteur Lelorme d’Ideville. « Une ville occupée par l’ennemi ressemble à une fille qui a perdu son honneur, » pensait-il (comme il l’avait dit lui-même à Toutchkov, à Smolensk). Et, dans cette disposition, il regardait la belle orientale, qu’il n’avait pas encore vue et qui était couchée devant lui. À lui-même il semblait étrange que son désir, qui lui paraissait jadis irréalisable, fût exaucé. Dans la lumière claire du matin, il regardait tantôt Moscou, tantôt le plan, en contrôlant les détails de la ville, et l’assurance de sa possession l’émotionnait et le terrifiait.

« Mais, pouvait-il en être autrement ? pensait-il. La voici, cette capitale, à mes pieds, attendant son sort. Où est maintenant Alexandre et que pense-t-il ? Une ville étrange, belle, majestueuse ! Et ce mo-