Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol15.djvu/91

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moi. Je suis parti parce que je m’étais convaincu de l’impossibilité de réaliser mon désir, tu comprends, comme le bonheur n’existe pas sur cette terre… J’ai lutté, lutté… mais je sens que sans elle la vie m’est impossible et je veux être fixé…

— Pourquoi donc es-tu parti ?

— Ah ! attends ! Ah ! combien d’idées se pressent dans ma tête ! Combien de questions voudrais-je te poser ! Écoute… Tu ne peux t’imaginer l’effet que m’ont produit tes paroles… Elles m’ont rendu si heureux que j’en suis devenu lâche… J’ai tout oublié… Ainsi j’ai appris aujourd’hui que mon frère Nicolas… tu sais, est ici… Eh bien ! je l’ai oublié… Il me semble que lui aussi est heureux… C’est comme une sorte de folie… Mais une chose surtout me paraît terrible… Toi, qui es marié, tu connais sans doute ce sentiment… N’est-il pas monstrueux que nous, qui sommes déjà vieux, qui avons un passé… non d’amour mais de péchés, nous osions tout à coup nous unir à un être pur et innocent, n’est-ce pas terrible, et comment ne pas se sentir indigne ?…

— Allons ! ta conscience n’est cependant pas bien chargée !

— Ah ! cependant, « Quand je repasse avec horreur le cours de ma vie, je tremble, je me maudis et me plains amèrement », déclama Lévine.

— Bah ! Le monde est ainsi fait, conclut Stépan Arkadiévitch.