Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/292

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Stépane Arcadiévitch le comprit, mais le regarda sans mot dire.

Levine lui était reconnaissant de n’avoir pas encore parlé des Cherbatzky, et d’avoir deviné, avec son tact ordinaire, que c’était là un sujet qu’il redoutait ; mais en ce moment il aurait voulu, sans faire de questions, savoir à quoi s’en tenir sur ce même sujet.

« Comment vont tes affaires ? » dit-il enfin, se reprochant de ne penser qu’à ce qui l’intéressait personnellement.

Les yeux de Stépane Arcadiévitch s’allumèrent.

« Tu n’admets pas qu’on puisse désirer du pain chaud quand on a sa portion congrue ; selon toi, c’est un crime, et moi, je n’admets pas qu’on puisse vivre sans amour, répondit-il, ayant compris à sa façon la question de Levine. Je n’y puis rien, je suis ainsi fait, et vraiment, quand on y songe, on fait si peu de tort à autrui, et tant de plaisir à soi-même !

— Eh quoi ? y aurait-il un nouvel objet, demanda son ami.

— Oui, frère ! Tu connais le type des femmes d’Ossian, ces femmes qu’on ne voit qu’en rêve ? Eh bien, elles existent parfois en réalité, et sont alors terribles. La femme, vois-tu, c’est un thème inépuisable : on a beau l’étudier, on rencontre toujours du nouveau.

— Ce n’est pas la peine de l’étudier alors.

— Oh si ! Je ne sais plus quel est le grand homme