Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/300

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riant Stépane Arcadiévitch, cherchant toujours à tirer son ami de son accès de mauvaise humeur. Compter les sables de la mer, compter les rayons des planètes, qu’un génie y parvienne…

— C’est bon, c’est bon, je te réponds que le génie de Rébenine y parvient ; il n’y a pas de marchand qui achète sans compter, à moins qu’on ne lui donne le bois pour rien, comme toi. Je le connais ton bois, j’y chasse tous les ans ; il vaut 500 roubles la dessiatine, argent comptant, tandis qu’il t’en offre 200 avec des échéances. Tu lui fais un cadeau de 35 000 roubles pour le moins.

— Laisse donc ces comptes imaginaires, dit plaintivement Stépane Arcadiévitch ; pourquoi alors personne ne m’a-t-il offert ce prix-là ?

— Parce que les marchands s’entendent entre eux, et se dédommagent entre concurrents. Je connais tous ces gens-là. J’ai eu affaire à eux, ce ne sont pas des marchands, mais des revendeurs à la façon des maquignons ; aucun d’eux ne se contente d’un bénéfice de 10 ou 15 p. % ; il attendra jusqu’à ce qu’il puisse acheter pour 20 kopecks ce qui vaut un rouble.

— Tu vois les choses en noir.

— Pas le moins du monde », dit tristement Levine au moment où ils approchaient de la maison.

Une télègue solide, et solidement attelée d’un cheval bien nourri, était arrêtée devant le perron ; le gros commis de Rébenine, serré dans son caftan, tenait les rênes. Le marchand lui-même était déjà