Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/33

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un article financier où il était question de Bentham et de Mill, avec quelques pointes à l’adresse du ministère. Prompt à tout s’assimiler, il saisissait chacune des allusions, devinait d’où elle partait et à qui elle s’adressait, ce qui d’ordinaire l’amusait beaucoup, mais ce jour-là son plaisir était gâté par le souvenir des conseils de Matrona Philémonovna et par le sentiment du malaise qui régnait dans la maison. Il parcourut tout le journal, apprit que le comte de Beust était parti pour Wiesbaden, qu’il n’existait plus de cheveux gris, qu’il se vendait une calèche, qu’une jeune personne cherchait une place, et ces nouvelles ne lui procurèrent pas la satisfaction tranquille et légèrement ironique qu’il éprouvait habituellement. Après avoir terminé sa lecture, pris une seconde tasse de café avec du kalatch et du beurre, il se leva, secoua les miettes qui s’étaient attachées à son gilet, et sourit de plaisir, tout en redressant sa large poitrine ; ce n’est pas qu’il eût rien de particulièrement gai dans l’âme, ce sourire était simplement le résultat d’une excellente digestion.

Mais ce sourire lui rappela tout, et il se prit à réfléchir.

Deux voix d’enfants bavardaient derrière la porte ; Stépane Arcadiévitch reconnut celles de Grisha, son plus jeune fils, et de Tania, sa fille aînée. Ils traînaient quelque chose qu’ils avaient renversé.

« J’avais bien dit qu’il ne fallait pas mettre les