Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/407

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avec une intention railleuse, car lui aussi était piqué de l’attitude de Mme Stahl.

— Toujours la même, répondit le prince.

— L’avez-vous connue avant sa maladie, c’est-à-dire avant qu’elle fût infirme ?

— Oui, je l’ai connue au moment où elle a perdu l’usage de ses jambes.

— On prétend qu’il y a dix ans qu’elle ne marche plus.

— Elle ne marche pas parce qu’elle a une jambe plus courte que l’autre ; elle est très mal faite.

— C’est impossible, papa ! s’écria Kitty.

— Les mauvaises langues l’assurent, ma chérie ; et ton amie Varinka doit en voir de toutes les couleurs. Oh ! ces dames malades !

— Oh non ! papa, je t’assure, Varinka l’adore ! affirma vivement Kitty. Et elle fait tant de bien ! Demande à qui tu voudras : tout le monde la connaît, ainsi que sa nièce Aline.

— C’est possible, répondit son père en lui serrant doucement le bras, mais il vaudrait mieux que personne ne sût le bien qu’elles font. »

Kitty se tut, non qu’elle fût sans réponse, mais parce que ses pensées secrètes ne pouvaient pas même être révélées à son père. Chose étrange cependant : quelque décidée qu’elle fût à ne pas se soumettre aux jugements de son père, à ne pas le laisser pénétrer dans le sanctuaire de ses réflexions, elle sentait bien que l’image de sainteté idéale qu’elle portait dans l’âme depuis un mois venait de s’effacer