Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/476

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

où la vision allait disparaître, deux yeux limpides s’étaient arrêtés sur lui ; il la reconnut, et une joie étonnée illumina son visage. Il ne pouvait s’y tromper : ces yeux étaient uniques au monde, et une seule créature humaine personnifiait pour lui la lumière de la vie et sa propre raison d’être. C’était elle. C’était Kitty.

Il comprit qu’elle se rendait de la station du chemin de fer à Yergoushovo, et aussitôt les résolutions qu’il avait prises, les agitations de sa nuit d’insomnie, tout s’évanouit. L’idée d’épouser une paysanne lui fit horreur. Là, dans cette voiture qui s’éloignait, était la réponse à l’énigme de l’existence qui le tourmentait si péniblement. Elle ne se montra plus. Le bruit des roues cessa de se faire entendre ; à peine le son des clochettes venait-il jusqu’à lui ; il reconnut, aux aboiements des chiens, que la voiture traversait le village. De cette vision, il ne restait que les champs déserts, le village lointain, et lui-même, seul, étranger à tout, marchant solitaire le long de la route abandonnée.

Il regarda le ciel, espérant y retrouver ces teintes nacrées qu’il avait admirées, et qui lui avaient semblé personnifier le mouvement de ses idées et de ses sentiments pendant la nuit : rien n’y rappelait plus les teintes d’une coquille. Là-haut, à des hauteurs incommensurables, s’était opérée la mystérieuse transition qui, à la nacre, avait fait succéder un vaste tapis de petits nuages moutonnants. Le ciel devenait peu à peu lumineux et d’un beau bleu, et répondait