Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/500

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qui avait besoin d’aimer ? Personne ne sait qu’il m’insultait à chaque pas, et qu’il n’en était que plus satisfait de lui-même. N’ai-je pas cherché de toutes mes forces à donner un but à mon existence ? N’ai-je pas fait mon possible pour l’aimer, et, n’ayant pu y réussir, n’ai-je pas cherché à me rattacher à mon fils ? Mais le temps est venu où j’ai compris que je ne pouvais plus me faire d’illusion ! Je vis : ce n’est pas ma faute si Dieu m’a faite ainsi, il me faut respirer et aimer. Et maintenant ? s’il me tuait, s’il le tuait, je pourrais comprendre, pardonner ; mais non, il… Comment n’ai-je pas deviné ce qu’il ferait ? Il devait agir selon son lâche caractère, il devait rester dans son droit, et moi, malheureuse, me perdre plus encore… « Vous devez comprendre ce qui vous attend, vous et votre fils », se dit-elle en se rappelant un passage de la lettre. C’est une menace de m’enlever mon fils, leurs absurdes lois l’y autorisent sans doute. Mais ne vois-je pas pourquoi il me dit cela ? Il ne croit pas à mon amour pour mon fils ; peut-être méprise-t-il ce sentiment dont il s’est toujours raillé ; mais il sait que je ne l’abandonnerai pas, parce que, sans mon fils, la vie ne me serait pas supportable, même avec celui que j’aime, et si je l’abandonnais, je tomberais au rang des femmes les plus méprisables ; il sait, il sait que jamais je n’aurais la force d’agir ainsi. « Notre vie doit rester la même » ; cette vie était un tourment jadis ; dans les derniers temps, c’était pis encore. Que serait-ce donc maintenant ? Il le sait bien, il sait aussi que je