Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/521

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si cette rupture était désirable, et ses réflexions le jetaient dans la perplexité.

« Lui faire quitter son mari » c’est unir sa vie à la mienne : y suis-je préparé ? Puis-je l’enlever, manquant d’argent comme je le fais ? Admettons que je m’en procure : puis-je l’emmener tant que je suis au service ? Au point où nous en sommes, je dois me tenir prêt à donner ma démission et à trouver de l’argent. »

L’idée de quitter le service l’amenait à envisager un côté secret de sa vie qu’il était seul à connaître.

L’ambition avait été le rêve de son enfance et de sa jeunesse, rêve capable de balancer dans son cœur l’amour que lui inspirait Anna, quoiqu’il n’en convînt pas avec lui-même. Ses premiers pas dans la carrière militaire avaient été aussi heureux que ses débuts dans le monde ; mais depuis deux ans il subissait les conséquences d’une insigne maladresse.

Au lieu d’accepter un avancement qui lui fut proposé, il refusa, comptant sur ce refus pour se grandir et prouver son indépendance ; il avait trop présumé du prix qu’on attachait à ses services, et depuis lors on ne s’était plus occupé de lui. Bon gré mal gré, il se voyait réduit à ce rôle d’homme indépendant, qui, ne demandant rien, ne peut trouver mauvais qu’on le laisse s’amuser en paix ; en réalité, il ne s’amusait plus. Son indépendance lui pesait, et il commençait à craindre qu’on ne le tînt définitivement pour un brave et honnête garçon, uniquement destiné à s’occuper de ses plaisirs.