Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/535

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amant ; pouvait-elle imaginer que l’expression de ses traits se rapportât à la première idée que lui avait suggérée le récit qu’il venait d’entendre ; au duel, qu’il croyait dorénavant inévitable ! jamais Anna n’y avait songé, et l’interprétation qu’elle donna au changement de physionomie de Wronsky fut très différente.

Depuis la lettre de son mari, elle sentait au fond de l’âme que tout resterait comme par le passé, qu’elle n’aurait pas la force de sacrifier sa position dans le monde, ni son fils, à son amant. La matinée passée chez la princesse Tverskoï l’avait confirmée dans cette conviction ; néanmoins elle attachait une grande importance à son entrevue avec Wronsky, elle espérait que leur situation respective en serait changée. Si dès le premier moment il avait dit sans hésitation : « Quitte tout et viens avec moi », elle aurait même abandonné son fils ; mais il n’eut aucun mouvement de ce genre, et lui sembla plutôt blessé et mécontent.

« Je n’ai pas souffert, cela s’est fait de soi-même, dit-elle avec une certaine irritation, et voilà… » Elle retira de son gant la lettre de son mari.

« Je comprends, je comprends, interrompit Wronsky en prenant la lettre sans la lire, et en cherchant à calmer Anna. Je ne désirais que cette explication pour consacrer entièrement ma vie à ton bonheur.

— Pourquoi me dis-tu cela ? puis-je en douter ? dit-elle. Si j’en doutais…