Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/545

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au-dessus de sa tête. Puis c’étaient les charrues perfectionnées qu’on ne se décidait pas à employer, les chevaux qu’on laissait paître un champ de froment, parce qu’au lieu de les veiller la nuit on dormait autour du feu allumé dans la prairie ; enfin trois belles génisses, oubliées sur le regain de trèfle, moururent et jamais il ne fut possible de convaincre le berger que le trèfle en était cause. On consola le maître en lui racontant que douze vaches avaient péri en trois jours chez le voisin.

Levine n’attribuait pas ces ennuis à des rancunes personnelles de la part des paysans ; il constatait seulement avec chagrin que ses intérêts resteraient forcément opposés à ceux des travailleurs.

Depuis longtemps il sentait sa barque sombrer, sans qu’il s’expliquât comment l’eau y pénétrait ; il avait cherché à se faire illusion, mais maintenant le découragement l’envahissait ; la campagne lui devenait antipathique, il n’avait plus goût à rien.

La présence de Kitty dans le voisinage aggravait ce malaise moral ; il aurait voulu la voir, et ne pouvait se résoudre à aller chez sa sœur. Quoiqu’il eût senti en la revoyant sur la grand’route qu’il l’aimait toujours, le refus de la jeune fille mettait entre eux une barrière infranchissable. « Je ne saurais lui pardonner de m’accepter parce qu’elle n’a pas réussi à en épouser un autre », se disait-il, et cette pensée la lui rendait presque odieuse. « Ah ! si Daria Alexandrovna ne m’avait pas parlé…, j’aurais pu la rencontrer par hasard, et tout se serait peut-être