Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/174

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

raient raison de le plaindre et de se moquer de lui, une fois sortis !

Ce silence, qui ne dura cependant pas au delà d’une minute, lui parut d’une longueur intolérable, et, pour l’abréger et dissimuler son trouble, il fit l’effort d’adresser la parole à Golinitchef.

« Je crois avoir eu l’honneur de vous rencontrer, dit-il, jetant des regards inquiets tantôt sur Anna, tantôt sur Wronsky, pour ne rien perdre du jeu de leurs physionomies.

— Certainement ; nous nous sommes rencontrés chez Rossi, le soir où cette demoiselle italienne, la nouvelle Rachel, a déclamé ; vous en souvient-il ? » répondit légèrement Golinitchef, détournant ses regards sans le moindre regret apparent.

Il remarqua cependant que Mikhaïlof attendait une appréciation, et ajouta :

« Votre œuvre a beaucoup progressé depuis la dernière fois que je l’ai vue, et maintenant, comme alors, je suis très frappé de votre Pilate. C’est bien là un homme bon, faible, tchinovnick jusqu’au fond de l’âme, qui ignore absolument la portée de son action. Mais il me semble… »

Le visage mobile de Mikhaïlof s’éclaircit, ses yeux brillèrent, il voulut répondre : mais l’émotion l’en empêcha et il feignit un accès de toux. Cette observation de détail, juste, mais de nulle valeur pour lui, puisqu’il tenait en mince estime l’instinct artistique de Golinitchef, le remplissait de joie.

Du coup il se prit d’affection pour son hôte, et passa subitement de l’abattement à l’enthousiasme.