Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/186

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— Tu t’amuses, toi… » commença-t-elle, voulant se montrer froidement amère.

Mais à peine eut-elle ouvert la bouche, que l’absurde jalousie qui l’avait tourmentée pendant qu’elle attendait, assise sur le rebord de la fenêtre, éclata en paroles de reproches. Il comprit alors clairement, pour la première fois, ce qu’il n’avait compris jusque-là que confusément, que la limite qui les séparait était insaisissable, et qu’il ne savait plus où commençait et où finissait sa propre personnalité. Ce fut un douloureux sentiment de scission intérieure. Jamais pareille impression ne lui revint aussi vive. Il voulait se disculper, prouver à Kitty son injustice ; il eût été porté par habitude à rejeter les torts sur elle, mais il l’aurait ainsi irritée davantage, en augmentant leur dissentiment. Rester sous le coup d’une injustice était cruel, la froisser sous prétexte de justification était plus fâcheux encore. Comme un homme luttant à moitié endormi avec un mal douloureux qu’il voudrait s’arracher, constate au réveil que ce mal est au fond de lui-même, il reconnaissait que la patience était l’unique remède.

La réconciliation fut prompte. Kitty, sans l’avouer, se sentait dans son tort, et se montra si tendre que leur amour n’en fut que plus grand. Malheureusement ces difficultés se renouvelèrent souvent pour des raisons aussi futiles qu’imprévues, et parce qu’ils ignoraient encore mutuellement ce qui pour l’un et l’autre avait de l’importance. Ces premiers mois furent difficiles à passer ; ils n’étaient de bonne humeur ni l’un ni l’autre, et la cause la