Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/195

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— Mais c’est affreux de devenir ainsi esclave ! — cria Levine en se levant de table, incapable de dissimuler son mécontentement ; au même instant, il comprit qu’il se fustigeait lui-même.

— Pourquoi alors t’es-tu marié ? tu serais libre : pourquoi, si tu te repens déjà ? » Et Kitty se sauva au salon.

Quand il vint la rejoindre, elle sanglotait.

Il chercha d’abord des paroles, non pour la persuader, mais pour la calmer ; elle ne l’écoutait pas et n’admettait aucun de ses arguments ; il se baissa vers elle, prit une de ses mains récalcitrantes, la baisa, baisa ses cheveux, et encore sa main, elle se taisait toujours. Mais quand, enfin, il lui prit la tête entre ses deux mains et l’appela « Kitty », elle s’adoucit, pleura, et la réconciliation se fit aussitôt.

On décida de partir ensemble. Levine se déclara persuadé qu’elle tenait uniquement à se rendre utile, et qu’il n’y avait rien d’inconvenant à la présence de Marie Nicolaevna auprès de son frère ; mais au fond du cœur il s’en voulait, et il en voulait à sa femme ; chose étrange, lui qui n’avait pu croire au bonheur d’être aimé d’elle, se sentait presque malheureux de l’être trop ! Mécontent de sa propre faiblesse, il s’effrayait à l’avance du rapprochement inévitable entre sa femme et la maîtresse de son frère. L’idée de les voir dans la même chambre le remplissait d’horreur et de dégoût.