Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/267

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les fenêtres, au-dessus d’une console, elle s’absorba dans ses réflexions.

La femme de chambre française qu’elle avait ramenée de l’étranger entra pour prendre ses ordres ; Anna parut étonnée et répondit : « Plus tard ». Un domestique, qui vint demander si elle désirait déjeuner, reçut la même réponse.

La nourrice italienne entra à son tour, portant l’enfant qu’elle venait d’habiller : la petite, en voyant sa mère, lui sourit, battant l’air de ses menottes potelées à la façon d’un poisson agitant ses nageoires ; elle frappait les plis empesés de sa jupe brodée et se tendait vers Anna, qui ne lui résista pas. Baisant les joues fraîches et les jolies épaules de sa fille, elle la laissa s’accrocher à un de ses doigts avec des cris de joie, la prit dans ses bras, et la fit sauter sur ses genoux ; mais la vue même de cette charmante créature l’obligea à constater la différence qu’elle établissait dans son cœur entre elle et Serge.

Toutes les forces d’une tendresse inassouvie s’étaient jadis concentrées sur son fils, l’enfant d’un homme qu’elle n’aimait cependant pas, et jamais sa fille, née dans les plus tristes conditions, n’avait reçu la centième partie des soins prodigués par elle à Serge. La petite fille ne lui représentait d’ailleurs que des espérances, tandis que Serge était presque un homme, connaissant déjà la lutte avec ses sentiments et ses pensées ; il aimait sa mère, la comprenait, la jugeait peut-être…, pensa-t-elle, se rappelant les paroles de son fils ; et maintenant elle était