Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/506

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

éteint, ses mains veinées de bleu, ses phalanges qui craquaient, et l’idée de leurs rapports, jadis qualifiés de tendres, la fit tressaillir d’horreur. « Admettons que je sois mariée ; Kitty me respectera-t-elle pour cela ? Serge ne se demandera-t-il pas pourquoi j’ai deux maris ? Wronsky changera-t-il pour moi ? peut-il encore s’établir entre lui et moi des relations qui me donnent, je ne dis pas du bonheur, mais des sensations qui ne soient pas une torture ? Non, se répondit-elle sans hésiter, la scission entre nous est trop profonde ; je fais son malheur, il fait le mien, nous n’y changerons plus rien ! — Pourquoi cette mendiante avec son enfant, s’imagine-t-elle inspirer la pitié ? Ne sommes-nous pas tous jetés sur cette terre pour souffrir les uns par les autres ? Des écoliers qui rentrent du gymnase… mon petit Serge !… lui aussi j’ai cru l’aimer, mon affection pour lui m’attendrissait moi-même. J’ai pourtant vécu sans lui, échangeant son amour contre celui d’un autre, et, tant que cette passion pour l’autre a été satisfaite, je ne me suis pas plainte de l’échange. » Elle était presque contente d’analyser ses sentiments avec cette implacable clarté. « Nous en sommes tous là, moi, Pierre, le cocher, tous ces marchands, les gens qui vivent au bord du Volga et qu’on attire par ces annonces collées au mur, partout, toujours…

— Faut-il prendre le billet pour Obiralowka ? » demanda Pierre en approchant de la gare.

Elle eut peine à comprendre cette question,