Page:Tolstoï - Dernières Paroles.djvu/355

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Je ne puis définir ce qui est le plus terrible. C’est, il me semble, ce fait qu’ils ne comprennent pas et que leurs visages sont ordinaires, bien qu’une heure plus tard ils iront tuer, et que le sang rougira les pavés. Le plus épouvantable, il me semble, c’est de sentir qu’entre les hommes n’existe aucun lien. Oui, je crois que c’est le plus terrible ! Ils sont du même village, seulement les uns sont en capotes grises, et les autres en paletots noirs, et l’on ne peut nullement comprendre pourquoi les gris plaisantent en causant du froid et regardent pacifiquement les hommes en noir qui passent devant eux, tandis que chacun d’eux sait qu’il possède des cartouches pour dix coups et qu’une ou deux heures plus tard, ces cartouches seront dépensées. Et les hommes noirs les regardent comme si cela devait être.

On lit dans les livres, on parle sur ce qui désunit les hommes et l’on ne sent pas combien c’est horrible, et quand cela est partout autour de soi, comme ces jours-ci, momentanément tout le reste cesse d’exister et il n’y a plus que les capotes grises, les paletots noirs, les pelisses élégantes, et tous sont occupés d’une seule chose, mais chacun de façon différente ; personne ne s’étonne, personne, parmi eux, ne sait pourquoi les uns tirent, pourquoi les autres tombent, pourquoi les autres regardent. En d’autres temps, il y eut la même vie terrible et incompréhensible, où il était dans l’ordre des choses de tirer, d’après le commandement, sans hostilité ni haine ! Mais ces jours-ci, tout le reste est momentanément suspendu. Il ne reste que cette seule chose épouvantable !… Il semble qu’un abîme te sépare de chaque homme, et que tu ne puisses le franchir, bien que tu sois près. Ce sentiment est épouvantable !

Cinq fois j’ai pris et laissé cette lettre, à la fin je me