Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/128

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tation et pour toute réponse il lui lança un regard empreint d’un tel mépris, qu’elle s’arrêta interdite et disparut aussitôt. En approchant de la chambre de sa sœur, il entendit la voix enjouée de sa femme qui s’était réveillée, et bavardait comme si elle avait à rattraper le temps perdu.

« Vous figurez-vous, Marie, disait-elle en riant aux éclats, la vieille comtesse Zoubow avec ses fausses boucles et la bouche pleine de fausses dents, comme si elle voulait défier les années… ah ! ah ! ah ! »

C’était bien la cinquième fois que le prince André lui entendait répéter les mêmes plaisanteries. Il entra doucement et la trouva toute reposée, les joues fraîches, travaillant à l’aiguille et commodément assise dans une grande bergère, racontant à bâtons rompus ses petites anecdotes sur Pétersbourg. Il lui passa affectueusement la main sur les cheveux, en lui demandant si elle se sentait mieux.

« Oui, oui, » dit-elle, en se hâtant de reprendre l’inépuisable thème de ses souvenirs.

La calèche de voyage, attelée de six chevaux, attendait devant le perron. L’obscurité impénétrable d’une nuit d’automne dérobait aux regards les objets les plus proches, et le cocher distinguait à peine le timon de la voiture, autour de laquelle les domestiques agitaient leurs lanternes ; l’intérieur de la maison était éclairé, et les immenses fenêtres de la vaste façade envoyaient au dehors des flots de lumière. La domesticité se pressait en foule dans le vestibule pour prendre congé du jeune maître, tandis que les personnes de l’entourage intime de la famille étaient réunies dans le grand salon. On attendait la sortie du prince André, que son père, désirant le voir seul, avait fait appeler dans son cabinet. André, en y entrant, avait trouvé le vieux prince assis à sa table, écrivant avec ses lunettes sur le nez, et vêtu d’une robe de chambre blanche ; c’est un costume dans lequel il ne se laissait jamais surprendre, d’habitude.

Le vieux prince se retourna.

« Tu vas partir ? lui dit-il, en se remettant à écrire.

— Oui, je viens vous faire mes adieux.

— Embrasse-moi là… »

Et il lui indiqua sa joue…

« Merci ! merci !

— De quoi me remerciez-vous ?

— De ce que tu ne restes pas en arrière, attaché aux jupons d’une femme. Le service avant tout !… merci ! »