Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/180

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Bilibine sourit, et ses rides se détendirent.

« Cependant, mon cher, dit-il en regardant ses ongles à distance, et en plissant sa peau sous l’œil gauche, malgré la haute estime que je professe pour les armées russo-orthodoxes, il me semble que cette victoire n’est pas des plus victorieuses. »

Il continuait à parler français, ne prononçant en russe que certains mots qu’il voulait souligner d’une façon dédaigneuse :

« Comment ! vous avez écrasé de tout votre poids le malheureux Mortier, qui n’avait qu’une division, et ce Mortier vous échappe !… Où est donc votre victoire ?

— Sans nous vanter, vous avouerez pourtant que cela vaut mieux qu’Ulm ?…

— Pourquoi n’avoir pas fait prisonnier un maréchal, un seul maréchal ?

— Parce que les événements n’arrivent pas selon notre volonté et ne se règlent pas d’avance comme une parade ! Nous avions espéré le tourner vers les sept heures du matin, et nous n’y sommes arrivés qu’à cinq heures du soir.

— Pourquoi n’y êtes-vous pas arrivés à sept heures ? Il fallait y arriver.

— Pourquoi n’avez-vous pas soufflé à Bonaparte, par voie diplomatique, qu’il ferait bien d’abandonner Gênes ? reprit le prince André du même ton de raillerie.

— Oh ! je sais bien, repartit Bilibine… vous vous dites qu’il est très facile de faire prisonniers des maréchaux au coin de son feu ; c’est vrai, et pourtant, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? Ne vous étonnez donc pas que, à l’exemple du ministre de la guerre, notre auguste Empereur et le roi Franz ne vous soient pas bien reconnaissants de cette victoire ; et moi-même, infime secrétaire de l’ambassade de Russie, je n’éprouve pas un besoin irrésistible de témoigner mon enthousiasme, en donnant un thaler à mon Franz, avec la permission d’aller se promener avec sa « Liebchen » au Prater… J’oublie qu’il n’y a pas de Prater ici. » Il regarda le prince André et déplissa subitement son front.

« Alors, mon cher, c’est à mon tour de vous demander pourquoi ? Je ne le comprends pas, je l’avoue ; peut-être y a-t-il là-dessous quelques finesses diplomatiques qui dépassent ma faible intelligence ? Le fait est que je n’y comprends rien : Mack perd une armée entière, l’archiduc Ferdinand et l’archiduc Charles s’abstiennent de donner signe de vie et commettent faute sur faute. Koutouzow seul gagne franchement une