Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/247

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Le prince Basile fronça le sourcil, fit une moue de côté, ses joues tremblotèrent, son visage prit une expression de mauvaise humeur vulgaire, il se secoua, et, rejetant sa tête en arrière, il entra à pas décidés dans le petit salon. Son air était si solennel et triomphant, que Pierre se leva effaré.

« Dieu merci, dit-il, ma femme m’a tout raconté. »

Et il serra Pierre et sa fille dans ses bras…

« Hélène, mon cœur, quelle joie ! quel bonheur !… »

Sa voix tremblait…

« J’aimais tant ton père… et elle sera pour toi une femme dévouée ! Que Dieu vous bénisse !… »

Des larmes réelles coulaient sur ses joues…

« Princesse ! cria-t-il à sa femme, venez donc ! »

La princesse arriva tout en pleurs, la vieille dame essuyait aussi ses larmes ; on embrassait Pierre, et Pierre baisait la main d’Hélène ; quelques secondes plus tard ils se retrouvèrent seuls :

« Tout cela doit être, se dit Pierre, donc il n’y a pas à se demander si c’est bien ou mal ; c’est plutôt bien, car me voilà sorti d’incertitude. »

Il tenait la main de sa fiancée, dont la belle gorge se soulevait et s’abaissait tour à tour.

« Hélène, » dit-il tout haut.

Et il s’arrêta…

« Il est pourtant d’usage, pensait-il, de dire quelque chose dans ces cas extraordinaires, mais que dit-on ? »

Il ne pouvait se le rappeler ; il la regarda, elle se rapprocha de lui, toute rougissante.

« Ah ! ôtez-les donc ! ôtez-les, » dit-elle en lui indiquant ses lunettes.

Pierre enleva ses lunettes, et ses yeux effrayés et interrogateurs avaient cette expression étrange, familière à ceux qui en portent habituellement. Il se baissait sur sa main, lorsque d’un mouvement rapide et violent elle saisit ses lèvres au passage et y imprima fortement les siennes ; ce changement de sa réserve habituelle en un abandon complet frappa Pierre désagréablement.

« C’est trop tard, trop tard, pensa-t-il… c’est fini, et d’ailleurs je l’aime ! »

« Je vous aime ! » ajouta-t-il tout haut, forcé de dire quelque chose.

Mais cet aveu résonna si misérablement à son oreille, qu’il en eut honte.