Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/27

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ironie, car le vicomte lui déplaisait, et c’était lui que visaient ses saillies. « Je leur ai montré le chemin de la gloire, ils n’en ont pas voulu, — ce sont les paroles que l’on prête à Napoléon ; — je leur ai ouvert mes antichambres, ils s’y sont « précipités en foule… » Je ne sais pas à quel point il avait le droit de le dire.

— Il n’en avait aucun, répondit le vicomte ; après l’assassinat du duc d’Enghien, les gens les plus enthousiastes ont cessé de voir en lui un héros, et si même il l’avait été un moment aux yeux de certaines personnes, ajouta-t-il en se tournant vers Anna Pavlovna, après cet assassinat il y a eu un martyr de plus au ciel, et un héros de moins sur la terre[1]. »

Ces derniers mots du vicomte n’avaient pas encore été salués d’un sourire approbatif, que déjà Pierre s’était de nouveau élancé dans l’arène, sans laisser à Anna Pavlovna, qui pressentait quelque chose d’exorbitant, le temps de l’arrêter.

« L’exécution du duc d’Enghien, dit Pierre, était une nécessité politique, et Napoléon a justement montré de la grandeur d’âme en assumant sur lui seul la responsabilité de cet acte.

— Dieu ! Dieu ! murmura Mlle Schérer avec horreur.

— Comment, monsieur Pierre, vous trouvez qu’il y a de la grandeur d’âme dans un assassinat ? dit la petite princesse en souriant et en attirant à elle son ouvrage.

— Ah ! ah ! firent plusieurs voix.

— Capital ! » s’écria le prince Hippolyte en anglais.

Et il se frappa le genou de la main. Le vicomte se borna à hausser les épaules.

Pierre regarda gravement son auditoire par-dessus ses lunettes.

« Je parle ainsi, continua-t-il, parce que les Bourbons ont fui devant la Révolution, en laissant le peuple livré à l’anarchie ! Napoléon seul a su comprendre et vaincre la Révolution, et c’est pourquoi il ne pouvait, lorsqu’il avait en vue le bien général, se laisser arrêter par la vie d’un individu.

— Ne voulez-vous pas passer à l’autre table ? » dit Anna Pavlovna.

Mais Pierre, s’animant de plus en plus, continua son plaidoyer sans lui répondre :

« Oui, Napoléon est grand parce qu’il s’est placé au-dessus

  1. En français.