Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/443

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— Mais pourquoi donc, ma bonne mère, ne pas le lui raconter ? Je l’aime, il est bon, c’est un élu de Dieu, c’est mon bienfaiteur… Je n’ai pas oublié, vois-tu, qu’il m’a donné dix roubles. Comme j’étais à Kiew, Kirioucha me dit, Kirioucha, vous savez bien, l’innocent, un véritable homme de Dieu, qui marche nu-pieds été et hiver, Kirioucha me dit : « Pourquoi erres-tu en pays étranger ? Va à Koliasine, une image miraculeuse de notre sainte mère la Vierge s’y est montrée. » Alors j’ai dit adieu aux saints, et j’y suis allée !… Et arrivée là, poursuivit la vieille d’un ton monotone, ceux que je rencontrais me disaient : « Nous possédons une grande grâce : l’huile sainte découle de la joue de notre sainte mère la Vierge…

— C’est bon, c’est bon, dit la princesse Marie en rougissant, tu raconteras cela une autre fois.

— Permettez-moi, dit Pierre, de lui adresser une question. Tu l’as vu de tes propres yeux ?

— Certainement, mon père, certainement, j’ai été trouvée digne de cette grâce : le visage était tout resplendissant d’une lumière céleste, et l’huile dégouttait, dégouttait de la joue.

— Mais c’est une supercherie ! objecta Pierre, qui l’avait écoutée avec attention.

— Ah, notre père, que dis-tu là ? s’écria avec terreur Pélaguéïouchka, en se tournant vers la princesse Marie, comme pour l’appeler à son secours.

— C’est ainsi qu’on trompe le peuple, poursuivit-il.

— Seigneur Jésus ! s’écria la pèlerine en se signant. Oh ! ne répète pas cela, mon père. Je connais un « Geanaral » qui ne croyait pas, et qui disait : « Ce sont les moines qui trompent ! » Oui, il l’a dit, et il est devenu aveugle !… Et alors il a rêvé, et il a vu notre sainte Vierge de Petchersk, qui lui a dit : « Crois en moi et je te guérirai ! » … Et alors il a prié, supplié : « Menez-moi, menez-moi à elle ! » … Je te raconte la sainte vérité, car je l’ai vu, lorsqu’on l’a amené aveugle et lorsqu’il s’est jeté devant elle en lui disant : « Guéris-moi et je te donnerai ce que j’ai reçu en cadeau du Tsar. » Je l’ai vu, et j’ai vu l’étoile qui y est incrustée, car elle lui a rendu la vue !… C’est péché de parler ainsi, et Dieu te punira.

— Quoi, quelle étoile ? demanda Pierre.

— C’est sans doute qu’on a promu au grade de général notre sainte mère la Vierge, » dit le prince André en souriant.

Pélaguéïouchka pâlit, en joignant les mains avec désespoir.