Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/174

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en effet le visage souriant et heureux de Julie, assise à côté de sa mère : sur son cou rouge et couvert de poudre se prélassait un collier de perles ; derrière elle on entrevoyait la jolie tête et les cheveux lisses de Boris, qui, souriant comme elle, se penchait vers les lèvres de sa Julie, et il lui murmurait quelques mots à l’oreille, en lui indiquant les Rostow.

« Ils parlent de nous, de moi, se dit Natacha, il rassure sa jalousie à mon égard… peine bien inutile, vraiment ! S’ils savaient comme ils me sont tous indifférents ! »

Sur le second plan se détachait la toque de velours vert qui encadrait la physionomie d’Anna Mikhaïlovna, triomphante sans doute, mais comme toujours résignée à la volonté du ciel. Natacha connaissait par expérience cette atmosphère de joie et d’amour qui entoure toujours les fiancés, aussi sentit-elle sa tristesse s’accroître à leur vue, et le souvenir de l’humiliation qu’elle avait subie le matin même lui revint plus poignant. Elle se détourna brusquement.

« De quel droit ce vieux refuse-t-il de m’accepter ?… Mais pourquoi y penser ?… Chassons toutes ces idées noires jusqu’à son arrivée !… » Et elle se mit à passer gaiement en revue les figures connues et inconnues que le parterre offrait à son inspection. Au beau milieu du premier rang, appuyé contre la rampe et tournant le dos à la scène, se tenait Dologhow en costume persan : ses cheveux bouclés et relevés en l’air lui faisaient une coiffure énorme et étrange. Très en vue, sachant à merveille qu’il attirait sur lui l’attention de toute la salle, entouré de la jeunesse dorée de Moscou, envers laquelle il prenait des airs protecteurs, il semblait aussi à son aise que s’il eût été seul dans sa chambre.

Le comte Rostow poussa du coude Sonia, pour lui montrer son ex-adorateur.

« L’aurais-tu reconnu ?… Et d’où sort-il ? demanda-t-il à Schinschine, il avait complètement disparu !

— Complètement, répliqua ce dernier. Il a été au Caucase, il en a décampé, puis on assure qu’il a été ministre, en Perse, de je ne sais quel prince souverain, qu’il y a tué le frère du Schah, et à présent toutes nos dames perdent la tête pour le beau Dologhow le Persan !… Il n’y en a que pour lui, on ne jure que par lui, et l’on est invité pour le voir, tout comme s’il s’agissait de savourer un sterlet ! Dologhow et Anatole Kouraguine les ont toutes affolées ! »

Au même moment, une grande et belle personne entra dans