Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/179

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La comtesse Besoukhow profita de l’entr’acte pour se lever, et, tournant vers le comte ses belles épaules, elle lui fit un signe du petit doigt et causa avec lui, sans prêter la moindre attention à ceux qui venaient lui présenter leurs hommages :

« Faites-moi donc faire la connaissance de vos charmantes filles ; toute la ville en parle, et je ne les connais pas encore. »

Natacha se leva et fit une révérence à la superbe comtesse, dont la louange lui fut si douce, qu’elle ne put s’empêcher d’en rougir.

« Je tiens aussi à devenir une Moscovite, continua la belle Hélène ; quelle honte d’avoir enfoui ces deux perles à la campagne ! » La comtesse passait avec raison pour être une femme séduisante : elle avait le don de dire toujours le contraire de ce qu’elle pensait, et surtout de manier la flatterie avec le naturel le plus parfait. « Il faut que vous me permettiez, cher comte, de m’occuper de ces demoiselles ; mon séjour ici ne sera, comme le vôtre, que de courte durée, il est vrai… aussi faut-il bien vite les amuser !… J’ai beaucoup entendu parler de vous, dit-elle en s’adressant à Natacha, avec son charmant sourire stéréotypé : à Pétersbourg par Droubetzkoï, mon page, et par l’ami de mon mari, le prince Bolkonsky… » Et elle appuya sur ce nom pour bien lui faire comprendre qu’elle était au courant de leurs relations. Puis, afin de faire plus ample connaissance, elle engagea Natacha à passer dans sa loge.

Au troisième acte, la scène représentait un palais éclairé a giorno, dont les grandes salles étaient ornées de portraits en pied de chevaliers barbus. Au milieu se tenaient deux personnages, qui, selon toute probabilité, étaient un roi et une reine. Le roi fit quelques gestes, et entonna avec hésitation un grand air, dont, à vrai dire, il se tira fort mal ; à la suite de quoi il s’assit sur un trône amarante. La jeune fille vêtue de blanc d’abord, de bleu ensuite, n’avait plus qu’une chemise : ses cheveux étaient dénoués, et elle exprimait son désespoir en adressant ses chants à la reine ; mais, le roi ayant levé la main d’un air sévère, une foule d’hommes et de femmes, les jambes nues, sortirent de tous les coins et se mirent à danser. Les violons raclèrent un air gai et léger : une des jeunes filles, qui avait de gros pieds et des bras maigres, se détacha du groupe de ses compagnes, se déroba dans les coulisses pour y arranger son corsage, revint se placer au milieu de la scène, et commença à sauter en l’air et à frapper ses pieds l’un contre l’autre. Les spectateurs l’applaudirent de toutes leurs forces. Un homme,