Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/191

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du « Grossvater » ; son père voulut l’emmener, elle le pria de la laisser danser encore, et cependant, de quelque côté qu’elle se tournât, elle se sentait sous le feu des yeux d’Anatole. Au moment où elle entrait dans la chambre de toilette des dames pour arranger un volant de sa robe qui venait de se découdre, elle fut rejointe par Hélène, qui lui reparla, en riant, de l’amour de son frère. Elles passèrent ensemble dans le boudoir à côté, Anatole s’y trouvait : sa sœur disparut, et elle se trouva seule avec lui.

« Il m’est impossible, lui dit-il d’une voix attendrie, de vous voir chez vous : me condamnerez-vous alors à ne vous voir jamais ? Je vous aime à la folie. Je ne pourrais donc jamais… » et, l’empêchant d’avancer, il pencha sa figure au-dessus de la sienne. Ses yeux brillants et passionnés plongeaient dans ceux de Natacha, qui ne pouvaient s’en détacher : « Nathalie ! murmura-t-il en pressant fortement ses mains dans les siennes… Nathalie !

— Je ne comprends rien, je ne puis rien vous dire, » sembla lui répondre le regard éperdu de Natacha… Des lèvres brûlantes effleurèrent les siennes…, mais au même instant il s’arrêta et Natacha se sentit délivrée… Le frou-frou d’une robe et un bruit de pas venaient de se faire entendre à l’entrée du boudoir… c’était Hélène ! Natacha la vit s’approcher : interdite et frémissante, elle se retourna vers lui comme pour lui demander une explication, et alla à la rencontre de la comtesse.

— Un mot, un seul mot ! » poursuivit Anatole.

Elle ralentit le pas, car elle avait hâte de lui entendre prononcer ce mot, qui éclaircirait leur situation, et qui lui permettrait enfin de répondre.

« Nathalie, un mot, un seul ! » répétait-il, ne sachant en réalité ce qu’il voulait dire. Sa sœur parut, et ils rentrèrent tous trois au salon. Les Rostow déclinèrent l’invitation au souper, et firent leurs adieux.

Natacha passa une nuit blanche, tourmentée par le problème qu’elle ne parvenait pas à résoudre : lequel des deux aimait-elle ? Assurément, elle aimait le prince André et n’avait point oublié sa vive affection pour lui…, mais elle aimait aussi Anatole, c’était indiscutable : « Autrement cela aurait-il pu avoir lieu ? aurais-je répondu l’autre soir par un sourire à son sourire ? Si je l’ai fait, c’est que je l’ai aimé tout de suite, à première vue… Cela veut donc dire qu’il est bon, généreux et beau, et que par conséquent je ne pouvais m’empêcher de