Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/193

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son affaire ! Le trousseau est prêt, pourquoi attendre davantage ? Je me charge de vous envoyer les objets en retard, je regrette de vous voir partir, mais cela vaut mieux : partez, et que Dieu vous garde ! » Puis, tirant de son « ridicule » une lettre écrite par la princesse Marie, elle la remit à Natacha :

« C’est pour toi ! La pauvrette s’inquiète. Elle craint que tu ne doutes de son affection.

— C’est vrai, elle ne m’aime pas, dit Natacha.

— Quelle folie ! mais tais-toi donc ! s’écria Marie Dmitrievna avec emportement.

— Je ne m’en rapporte à personne… Je le sais, elle ne m’aime pas, repartit Natacha en prenant la lettre d’un air irrité et décidé, qui frappa Marie Dmitrievna : elle l’examina et fronça les sourcils.

— Tu me feras le plaisir, ma très chère, de ne point me contredire : ce que j’ai dit est vrai… va lui répondre. » Natacha quitta le salon sans répliquer.

La princesse Marie lui dépeignait en quelques lignes tout son chagrin du malentendu survenu entre elles, et la suppliait, quels que fussent les sentiments de son père, de croire à l’affection qu’elle portait à celle qu’avait choisie son frère, pour qui elle était prête à tout sacrifier : « Ne croyez pas, écrivait-elle, que mon père soit mal disposé envers vous ; il est vieux et malade, il faut l’excuser ; mais il est foncièrement bon, et il finira par aimer celle qui doit rendre son fils heureux. » Elle terminait sa lettre en la priant de lui indiquer l’heure où elles pourraient se voir.

Natacha s’assit et traça machinalement ces deux mots :

« Chère princesse… » Alors elle déposa la plume. Comment continuer ? Qu’avait-elle à lui dire après la soirée de la veille ?… « Oui, c’est fini, tout est changé maintenant ; il faut lui envoyer un refus… mais dois-je le faire ?… C’est horrible !… » Et, pour ne pas s’abandonner plus longtemps à ces effrayantes pensées, elle rejoignit Sonia, qui était occupée à choisir des dessins de tapisserie. Après dîner, elle reprit la lecture de la lettre de la princesse Marie : « Est-ce vraiment fini ? se disait-elle, bien fini ?… Ce passé est-il donc véritablement effacé de mon cœur ? » Elle ne méconnaissait pas la violence du sentiment qu’elle avait éprouvé pour le prince André, mais aujourd’hui elle aimait Kouraguine, et son imagination lui représentait tour à tour, et le bonheur mille fois caressé dans ses rêves qui devait être son partage, quand elle serait mariée à Bol-