Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/198

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moi ! Il m’a dit… il m’a demandé de quel genre était mon engagement avec Bolkonsky, et il a été si heureux d’apprendre qu’il dépendait de moi de le rompre ! »

Sonia soupira :

« Mais, tu n’as pas encore rompu…

— Et si je l’avais fait, si tout était fini entre Bolkonsky et moi ? Pourquoi donc as-tu si mauvaise opinion de moi ?

— Je n’ai pas mauvaise opinion de toi ; seulement je n’y comprends rien…

— Attends, tu vas tout comprendre, et tu verras quel homme c’est, tu verras ! »

Mais Sonia ne se laissait point influencer par la feinte douceur de Natacha ; elle devenait au contraire plus sévère et plus sérieuse à mesure que son amie y mettait plus de câlinerie.

« Natacha, dit-elle, tu m’avais priée de ne plus t’en parler, c’est toi qui es revenue sur ce sujet, j’ai donc le droit de te dire que je ne crois pas en lui ! Pourquoi encore tous ces mystères ?

— Encore le même soupçon ! reprit Natacha.

— J’ai peur pour toi.

— De quoi as-tu peur ?

— J’ai peur que tu ne te perdes, poursuivit Sonia avec fermeté, quoique effrayée elle-même de ses paroles. La figure de Natacha prit une expression méchante.

— Eh bien, oui, je me perdrai, je me perdrai le plus tôt possible : cela ne vous regarde pas, c’est moi qui en pâtirai, et pas vous, n’est-ce pas… ? Laisse-moi, laisse-moi, je te déteste, tu es mon ennemie pour toujours ! » Et à ces mots elle quitta la chambre, et évita, le lendemain, avec soin de voir Sonia et de lui parler. Marchant à grands pas dans son appartement, elle essayait en vain de fixer son attention sur un travail quelconque : l’émotion qui la travaillait intérieurement se lisait sur ses traits fatigués, et il s’y mêlait un sentiment inavoué de culpabilité.

Malgré tout ce que cette tâche avait de pénible pour elle, Sonia ne la quitta pas des yeux tout le temps qu’elle resta auprès d’une des fenêtres du salon ; elle semblait attendre quelqu’un ou quelque chose, car elle la vit faire un signe à un militaire qui passait en traîneau, et que Sonia supposa devoir être Anatole.

Elle redoubla de surveillance, et remarqua l’excitation inaccoutumée de Natacha pendant le dîner et la soirée ; visi-