Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/221

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« Oui, je le lui dirai, » murmura Pierre, ne sachant que lui répondre.

Natacha, effrayée de l’intention qu’il pouvait prêter à ses paroles, reprit vivement :

« Oh ! je sais que tout est fini, et que cela ne peut plus se renouer, mais je suis tourmentée du mal que je lui ai fait. Dites-lui qu’il me pardonne, qu’il me pardonne !… ajouta-t-elle en tremblant convulsivement, et en se laissant tomber sur un fauteuil.

— Oui, je lui dirai tout, répondit Pierre avec une profonde émotion, mais j’aurais désiré savoir une chose…

— Laquelle ?

— J’aurais voulu savoir si vous avez aimé ce… (il rougit, ne sachant comment qualifier Anatole…) si vous avez aimé ce vilain homme ?

— Oh ! ne l’appelez pas ainsi ! Je ne sais pas… je ne sais plus rien ! »

Une pitié, telle qu’il n’en avait jamais ressenti une pareille, un sentiment de profonde et ineffable tendresse, envahit si violemment l’âme de Pierre, que les larmes jaillirent de ses yeux : il les sentait couler sous les verres de ses lunettes, et espérait qu’elle ne les remarquerait pas :

« N’en parlons plus, mon enfant, » lui dit-il en se remettant peu à peu. Natacha fut frappée de la douceur et de la sincérité de sa voix. « N’en parlons plus, mon enfant, répéta-t-il ; je lui dirai tout, mais au moins accordez-moi une chose : considérez-moi comme votre ami ; si jamais il vous faut un conseil, un appui, ou simplement si vous avez besoin d’épancher votre cœur dans un autre… pas à présent, mais lorsque vous verrez clair au dedans de vous-même, souvenez-vous de moi !… » Et, lui prenant la main, il la baisa. « Je serais heureux de pouvoir vous être utile…

— Ne me parlez pas ainsi, je ne le mérite pas ! » s’écria Natacha, en se levant pour s’en aller ; mais Pierre la retint : il avait encore quelque chose à lui dire, et lorsqu’il le lui eut dit, il s’étonna de sa hardiesse :

— C’est à vous que je redirai de ne pas parler ainsi, poursuivit-il, car vous avez encore toute une vie devant vous !

— Non, je n’ai plus rien, tout est perdu pour moi ! s’écria-t-elle.

— Non, tout n’est pas perdu, continua Pierre en s’animant : si j’étais un autre que moi, si j’étais le plus beau, le plus intel-