Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/245

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passer pour un bon capitaine. — Il y a huit jours que la campagne est commencée, et vous n’avez pas su défendre Vilna !… Vous êtes coupés en deux, chassés des provinces polonaises, et votre armée murmure !

— Pardon, Sire, — dit enfin Balachow, qui suivait avec peine ce feu roulant de paroles, — les troupes brûlent au contraire du désir…

— Je sais tout, dit Napoléon en l’interrompant de nouveau, tout, entendez-vous… Je connais aussi bien le chiffre de vos bataillons que celui des miens. Vous n’avez pas 20 000 hommes sous les armes, et, moi, j’en ai trois fois autant ! Je vous donne ma parole d’honneur, ajouta-t-il en oubliant que sa parole ne pouvait guère inspirer de confiance, que j’ai 530 000 hommes de ce côté de la Vistule… Les Turcs ne vous seront d’aucun secours, ils ne valent rien, et ils ne vous l’ont que trop prouvé, en faisant la paix avec vous ! Quant aux Suédois, ils sont prédestinés à être gouvernés par des fous ; dès que leur roi a eu perdu la raison, ils en ont choisi un autre, tout aussi fou que lui… Bernadotte ! car, quand on est Suédois, il faut être fou pour s’allier avec la Russie !… » Et Napoléon, souriant méchamment, porta de nouveau sa tabatière à son nez.

Balachow, dont les réponses étaient toutes prêtes, laissait involontairement échapper des gestes d’impatience, sans parvenir à arrêter ce déluge de paroles. À propos de la prétendue folie des Suédois, il aurait pu objecter qu’avec l’alliance de la Russie, la Suède devenait une île, mais Napoléon se trouvait dans cet état d’irritation sourde où l’on a besoin de parler et de crier, pour se prouver à soi-même qu’on a raison. La situation devenait pénible pour Balachow : il craignait d’être atteint dans sa dignité d’ambassadeur, s’il ne répliquait rien, mais, comme homme, il se repliait en lui-même devant l’aberration de cette colère sans cause ; il comprenait que tout ce qu’il venait d’entendre n’avait aucune valeur, et que Napoléon en aurait honte tout le premier lorsqu’il se serait calmé ; aussi tenait-il ses yeux baissés, afin d’éviter le regard du petit homme, dont il ne voyait que les grosses jambes qui se mouvaient et s’agitaient en tous sens.

« Et que me font, après tout, vos alliés ? J’en ai, moi aussi… j’ai les Polonais, avec leurs 80 000 hommes, qui se battent comme des lions… et ils en auront bientôt 200 000 sur pied ! »

Excité de plus en plus par la conscience même de son men-