Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/304

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se frayer un chemin, et il finit par entrevoir au loin un espace vide, tendu de drap rouge. La foule, dont les premiers rangs étaient contenus par la police, reflua en arrière ; l’Empereur sortait du palais et se rendait à l’église de l’Assomption. À ce moment, Pétia reçut dans les côtes une telle bourrade, qu’il en tomba à la renverse sans connaissance. Quand il reprit ses sens, il se trouva soutenu par un ecclésiastique, un sacristain sans doute, dont la tête presque chauve n’avait pour tout ornement qu’une touffe de cheveux gris descendant sur la nuque ; ce protecteur inconnu essayait, du bras qui lui restait libre, de le protéger contre de nouvelles poussées de la foule.

« On a écrasé un jeune seigneur, disait-il… faites donc attention… on l’a écrasé, bien sûr ! »

Lorsque l’Empereur eut disparu sous le porche de l’église, la foule se sépara, et le sacristain put traîner Pétia jusqu’au grand canon qu’on appelle « le Tsar », où il fut de nouveau presque étouffé par la masse compacte de gens, qui le prenant en compassion, lui déboutonnaient son habit, tandis que d’autres le soulevaient jusque sur le piédestal où était placé le canon, sans cesser d’injurier ceux qui l’avaient mis dans cet état. Pétia ne tarda pas à se remettre, les couleurs lui revinrent et ce désagrément passager lui valut une excellente place sur le socle du formidable engin. De là il espérait apercevoir l’Empereur ; mais il ne songeait plus à sa demande : il n’avait plus qu’un désir, celui de le voir !… Alors seulement il serait heureux !

Pendant la messe, suivie d’un Te Deum chanté à l’occasion de l’arrivée de Sa Majesté et de la conclusion de la paix avec la Turquie, la foule s’éclaircit : les vendeurs de kvass, de pain d’épice, de graines de pavot, que Pétia aimait par-dessus tout, se mirent à circuler, et des groupes se formèrent sur tous les points de la place. Une marchande déplorait l’accroc fait à son châle et disait combien il lui avait coûté, pendant qu’une autre assurait que les soieries seraient bientôt hors de prix. Le sacristain, le sauveur de Pétia, discutait avec un fonctionnaire civil sur les personnages qui officiaient ce jour-là avec Son Éminence. Deux jeunes bourgeois plaisantaient avec deux jeunes filles, en grignotant des noisettes. Toutes ces conversations, surtout celles des jeunes gens et des jeunes filles, qui dans d’autres circonstances n’auraient pas manqué d’intéresser Pétia, le laissaient complètement indifférent ; assis sur le piédestal de son canon, il était tout entier à son amour pour son