Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/307

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les plus récents du règne actuel, et donnaient un aspect bizarre à tous ces personnages, que Pierre connaissait plus ou moins, pour les avoir rencontrés soit au club, soit chez eux. Les vieux surtout frappaient étrangement le regard : édentés pour la plupart, presque aveugles, chauves, engoncés dans leur obésité, ou maigres et ratatinés comme des momies, ils restaient immobiles et silencieux, ou bien, s’ils se levaient, ils ne manquaient jamais de se heurter contre quelqu’un. Les expressions de physionomie les plus opposées se lisaient sur leurs visages : chez les uns, c’était l’attente inquiète d’un grand et solennel événement ; chez les autres, le souvenir béat et placide de leur dernière partie de boston, de l’excellent dîner, si bien réussi par Pétroucha le cuisinier, ou de quelque autre incident, tout aussi important, de leur vie habituelle.

Pierre, qui avait endossé avec peine, dès le matin, son uniforme de noble, devenu trop étroit, se promenait dans la salle, en proie à une violente émotion. La convocation simultanée de la noblesse et des marchands (de vrais états généraux) avait réveillé en lui toutes ses anciennes convictions sur le Contrat social et la Révolution française ; car, s’il les avait oubliées depuis longtemps, elles n’en étaient pas moins profondément enracinées dans son âme. Les paroles du manifeste impérial où il était dit que l’Empereur viendrait « délibérer » avec son peuple, le confirmaient dans sa manière de voir, et, convaincu que la réforme espérée par lui depuis de longues années allait enfin s’accomplir, il écoutait avidement tout ce qui se disait autour de lui, sans y rien trouver cependant de ses propres pensées.

La lecture du manifeste fut acclamée avec enthousiasme, et l’on se sépara en causant. En dehors des sujets habituels de conversation, Pierre entendit discuter sur la place réservée aux maréchaux de noblesse à l’entrée de Sa Majesté, sur le bal à lui offrir, sur l’urgence de se diviser par districts ou par gouvernements, etc. ; mais dès qu’on touchait à la guerre, et au but essentiel de la réunion, les discours devenaient vagues et confus, et la majorité se renfermait dans un silence prudent.

Un homme entre deux âges, encore bien de figure, en uniforme de marin retraité, parlait assez haut à quelques personnes qui s’étaient groupées avec Pierre autour de lui pour mieux l’entendre. Le comte Ilia Andréïévitch, revêtu de son caftan du règne de Catherine, marchait en souriant au milieu de la foule, où il comptait de nombreux amis. Il s’arrêta éga-