Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/344

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touzow est maréchal, tous les dissentiments sont finis… j’en suis si heureux ! Enfin voilà un homme ! » ajouta-t-il en lançant un regard sévère sur son auditoire. L’« homme de beaucoup de mérite » ne put s’empêcher, quoiqu’il fût candidat à une place, de rappeler à l’orateur le jugement qu’il avait porté lui-même peu de jours auparavant. C’était une double faute contre la bienséance, car Anna Pavlovna avait également reçu la nouvelle avec de grandes démonstrations de joie.

« Mais, mon prince, dit-il, ne pouvant retenir sa langue et employant les paroles du prince Basile, on le dit aveugle !

— Allons donc, il y voit assez clair, répondit le prince en parlant rapidement de sa voix de basse éraillée, et en toussant à plusieurs reprises (c’était son grand moyen pour faire bonne contenance lorsqu’il se trouvait embarrassé). Il y voit assez clair, vous dis-je, et je me réjouis surtout de ce que l’Empereur lui ait donné, sur les troupes et sur le pays, un pouvoir que jamais aucun général en chef n’a eu jusqu’ici. C’est un second autocrate !

— Dieu le veuille ! » dit en soupirant Anna Pavlovna.

L’« homme de beaucoup de mérite », très novice encore au langage des cours, s’imaginait flatter la vieille fille en défendant son ancienne opinion ; il s’empressa donc d’ajouter :

« On dit que l’Empereur ne l’a investi de ce pouvoir qu’a contre-cœur ! On dit aussi qu’il a rougi comme une demoiselle à laquelle on lirait Joconde, en lui disant que le Souverain et la patrie lui décernaient cet honneur.

— Peut-être le cœur n’était-il pas de la partie ? fit observer Anna Pavlovna.

— Pas du tout, pas du tout, s’écria avec chaleur le prince Basile, qui ne permettait plus à personne d’attaquer Koutouzow. C’est impossible, car l’Empereur a toujours su apprécier ses hautes qualités.

— Dieu veuille alors que le prince Koutouzow ait véritablement le pouvoir entre les mains, et qu’il ne permette à personne de lui mettre des bâtons dans les roues, » dit Anna Pavlovna.

Le prince Basile, comprenant aussitôt à qui s’adressait cette allusion, reprit à voix basse :

« Je sais positivement que Koutouzow a posé comme condition sine qua non à l’Empereur l’éloignement du césarévitch. Savez-vous ce qu’il lui a dit : « Je ne saurais le punir s’il fait mal, ni le récompenser s’il fait bien. »