Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/387

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ce vieillard, qui n’avait plus, en fait de passions, que l’expérience, résultat des passions, et chez qui l’intelligence, destinée à grouper les faits et à en tirer les conclusions, était remplacée par une contemplation philosophique des événements, le rassurait ; et il emporta avec lui la conviction qu’il serait à la hauteur de sa mission : il n’inventera ni n’entreprendra rien, mais il écoutera et se rappellera tout, il saura s’en servir au bon moment, n’entravera rien d’utile, et ne permettra rien de nuisible. Il admet quelque chose de plus puissant que sa volonté, la marche inévitable des faits qui se déroulent devant lui ; il les voit, il en saisit la valeur, et sait faire abstraction de sa personne, et de la part qu’il y prend. Il inspire de la confiance, parce que, malgré le roman de Mme de Genlis et ses dictons français, on sent battre en lui un cœur russe ; sa voix a tremblé lorsqu’il a dit : « À quoi nous ont-ils amenés ? » et lorsqu’il les a menacés « de leur faire manger du cheval » ! C’était ce sentiment patriotique, ressenti par chacun à un degré plus ou moins grand, qui avait puissamment contribué à faire nommer Koutouzow général en chef, malgré la violente opposition de la camarilla ; et une approbation unanime et nationale avait confirmé ce choix d’une façon éclatante.


III

Après le départ de l’Empereur, Moscou reprit le train ordinaire de sa vie journalière, il rentra complètement dans ses habitudes, et l’entraînement des derniers jours ne parut plus qu’un songe. Au milieu du silence qui succédait aux clameurs de la veille, personne n’eut plus l’air de croire à la réalité du danger qui menaçait la Russie, et de penser que parmi ses enfants les membres du club Anglais étaient les premiers prêts à tous les sacrifices. Un seul témoignage de l’exaltation générale produite par la présence de l’Empereur se manifesta cependant aussitôt après : ce fut la mise à exécution de la demande d’hommes et d’argent, qui, en revêtant une forme légale et officielle, devint par suite inévitable.

L’approche de l’ennemi ne rendit point les Moscovites plus sérieux : ils envisagèrent au contraire leur situation avec une légèreté croissante, ainsi qu’il arrive souvent à la veille d’une