Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/152

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être emporté ! « Qui est responsable ? se disait-il. Ce n’est cependant pas moi. Tout était prêt, je tenais Moscou dans mes deux mains, et voilà ce qu’ils ont décidé… Traîtres ! brigands ! s’écriait-il avec rage, sans préciser quels étaient ces traîtres et ces brigands qu’il invectivait, poussé par le besoin de haïr ceux qui, d’après lui, l’avaient placé dans cette ridicule situation.

Il passa toute la nuit à donner des ordres qu’on venait lui demander de tous les quartiers. Ses intimes ne l’avaient jamais vu aussi sombre, ni aussi intraitable.

« Excellence, on est venu des Apanages, du Consistoire, de l’Université, du Sénat, de la maison des Enfants-Trouvés !… Les pompiers, le directeur de la prison, celui de la maison des fous, demandent ce qu’ils ont à faire ! » Et toute la nuit se passa ainsi.

Le comte faisait des réponses brèves et sévères, uniquement destinées à donner à entendre qu’il ne prenait pas sur lui la responsabilité des instructions données, et la rejetait sur ceux qui avaient réduit tout son travail à néant.

« Dis à cet imbécile de veiller à ses archives, et à cet autre de ne pas m’adresser de sottes questions à propos de ses pompiers… Puisqu’il y a des chevaux, qu’ils partent pour Vladimir. A-t-il envie de les laisser aux Français ?

— Excellence, l’inspecteur de la maison des fous est arrivé, que doit-il faire ?

— Qu’ils partent, qu’ils partent tous, et qu’il lâche les fous dans la ville ! Puisque nous avons des fous qui commandent les armées, il est juste que ceux-là soient aussi rendus à la liberté. »

Lorsqu’on lui demanda ce qu’il fallait faire des prisonniers, le comte s’écria avec colère, en s’adressant au surveillant :

« Faut-il donc te donner deux bataillons pour les escorter ? Il n’y en a pas ! Eh bien, qu’on les lâche !

— Mais, Excellence, il y a aussi des prisonniers politiques, Metchkow et Vérestchaguine.

— Vérestchaguine ? On ne l’a donc pas pendu ? Qu’on l’amène ! »

XXV

Vers neuf heures du matin, lorsque les troupes commencèrent à traverser la ville, personne ne vint plus fatiguer le