Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/289

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bougea pas… — Au quartier général ! » dit-il plus haut et en souriant, sachant que ces mots seraient d’un effet magique.

En effet, la tête coiffée du bonnet de coton se souleva aussitôt, et sur la belle et grave physionomie du général, dont les joues étaient empourprées par la fièvre, passa, comme un éclair, l’impression de son dernier rêve, bien éloigné sans doute de l’actualité ; soudain il tressaillit et reprit son air habituel.

« Qu’est-ce ? De qui ? » demanda-t-il sans se presser.

Après avoir écouté le rapport de l’officier, il décacheta le pli et le lut. Ceci fait, il posa à terre ses pieds chaussés de bas de laine, chercha ses bottes, ôta son bonnet, passa un peigne dans ses favoris, et mit sa casquette.

« Combien de temps as-tu mis à venir ? Allons chez Son Altesse. »

Konovnitzine avait tout de suite compris que la nouvelle avait une grande importance, et qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Était-ce un bien ? Était-ce un mal ? Il ne se le demandait même pas. Du reste peu lui importait : il n’employait ni sa raison ni son intelligence à juger la guerre, il trouvait cela complètement inutile. Seulement il était profondément convaincu qu’elle aurait une issue favorable, et que, pour en arriver là, il n’y avait qu’à faire strictement son devoir, et il s’en acquittait sans trêve ni merci.

Konovnitzine, aussi bien que Dokhtourow, semble n’avoir été ajouté que par pure convenance à la liste des héros de 1812, Barclay, Raïevsky, Yermolow, Miloradovitch, Platow, etc. Sa réputation était celle d’un homme de fort peu de capacités et de connaissances ; à l’exemple de Dokhtourow, il n’avait jamais fait de plan de campagne ; mais, comme lui aussi, il se trouvait toujours mêlé aux situations les plus graves. Depuis qu’il remplissait les fonctions de général de service, il dormait les portes ouvertes, et se faisait réveiller à l’arrivée de chaque courrier. Le premier au feu pendant la bataille, Koutouzow lui reprochait même de s’exposer inutilement, et redoutait de l’envoyer trop en avant : bref, ainsi que Dokhtourow, il était une de ces chevilles ouvrières qui, sans bruit et sans éclat, constituent le côté essentiel du mécanisme d’une machine.

En sortant de l’isba par cette nuit sombre et humide, Konovnitzine fronça le sourcil, en partie à cause de son mal de tête qui augmentait, en partie dans la prévision de l’effet que cette nouvelle allait produire sur les gros bonnets de l’état-major, sur Bennigsen surtout, qui, depuis l’affaire de Taroutino, était