Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/357

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

chés au piquet ; d’autres enfin s’étaient dispersés dans le village pour nettoyer les logements des officiers de l’état-major, en enlever les cadavres des Français, ainsi que les planches et la paille des toits et les branches sèches des haies pour s’en faire des abris. Une quinzaine de soldats étaient précisément occupés à démolir une de ces clôtures, qui entourait une remise dont le toit avait déjà été arraché.

« Eh ! eh ! poussons tous à la fois, » criaient plusieurs d’entre eux, et la haie couverte de neige se balançait en faisant entendre dans les ténèbres de la nuit le craquement sec causé par la gelée.

Les pieux gémissaient sous leur poussée, et enfin la haie céda à moitié, en entraînant avec elle les soldats. Une formidable explosion de rires accompagna leur chute.

« À vous deux, tenez-la…

— Ici le levier !

— Où te fourres-tu donc !

— Voyons, ensemble, enfants, en mesure ! »

Tous se turent ! une voix, au timbre bas et velouté, entonna une chanson ; à la fin du troisième refrain, comme la dernière note s’éteignait, tous les soldats lancèrent ensemble un cri modulé : « Ça marche ! ensemble, enfants ! » Mais, malgré tous leurs efforts, la haie résistait encore, et l’on entendit leurs respirations haletantes.

« Eh ! vous autres de la sixième compagnie, arrivez donc… aidez-nous, nous vous le rendrons ! »

Quelques hommes de la sixième compagnie, qui retournaient au village, accoururent à l’appel, et un moment après ils emportaient tous ensemble la haute clôture, dont les branches tordues et à moitié disjointes meurtrissaient sous leur poids les épaules des soldats essoufflés.

« Eh ! va donc… Tu buttes, animal !

— Que faites-vous là ? s’écria tout à coup d’un ton impératif un sous-officier qui s’élançait vers les porteurs ; le général est dans cette isba. Je vais vous arranger, imbéciles que vous êtes, continua-t-il en donnant une vigoureuse bourrade au premier soldat qui lui tomba sous la main.

— Silence donc !… pas tant de tapage ! »

Les soldats se turent, et celui qui avait reçu le coup de poing grommela entre ses dents, en voyant le sous-officier s’éloigner :

« Tudieu ! quelle tape !… J’en ai la figure qui me saigne !