Page:Tolstoï - Le salut est en vous.djvu/325

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parce que c’est sur ce mensonge que repose toute la puissance de l’état. C’est là la raison de cette croyance étrange des classes inférieures que l’ordre de choses actuel, si meurtrier pour elles, est bien celui qui doit exister, et qu’on doit le maintenir par la torture et le meurtre.

Ces jours derniers, j’ai de nouveau été témoin de ce mensonge éhonté et cynique, et, de nouveau, je me suis étonné qu’il pût se perpétrer aussi impudemment.

Au commencement du mois de novembre, en passant par la ville de Toula, j’aperçus de nouveau à la porte de la mairie la foule que je connais si bien et dans le bruit de laquelle se mêlaient les voix avinées des hommes et les lamentations des mères et des femmes. C’était le conseil de revision. Je ne peux jamais passer à côté de ce spectacle sans m’y arrêter ; il semble m’attirer malgré moi, comme par fascination. Je me mêlai encore à la foule, regardant, questionnant et je fus surpris de la liberté avec laquelle on commet ce grand crime en plein jour et au milieu d’une ville.

Comme tous les ans, au 1er novembre, dans tous les bourgs et dans tous les villages de cette Russie aux cent millions d’habitants, les starostes ont réuni les hommes inscrits sur des listes, souvent leurs propres fils, et les ont menés à la ville. En route, on buvait, sans que les recrues en soient empêchées par les anciens, parce que se rendre à une affaire aussi insensée en abandonnant femmes, mères et tout ce qui est cher, simplement pour devenir une arme passive de destruction, serait trop cruel si on ne s’étourdissait pas par le vin.

Les voilà donc filant dans des traîneaux, noçant, jurant, chantant, se bousculant, passant la nuit dans des auberges. Le matin ils se sont donnés du cœur en vidant de nouveaux verres, et se sont réunis devant la mairie.