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RÉSURRECTION

demanda s’il préférait prendre, pour son déjeuner, du café ou du thé.

— Non, merci, allons plutôt arranger l’affaire ! — répondit Nekhludov. Il éprouvait un sentiment plus imprévu encore pour lui que celui qu’il avait éprouvé le soir précédent : un sentiment de timidité et de honte devant la perspective de son entretien avec les paysans.

Il se préparait à réaliser le désir le plus cher des paysans, un désir dont ils n’osaient pas même rêver la réalisation. Il se préparait à leur céder à bas prix toutes les terres du village, à leur offrir ce précieux bienfait. Et cependant, sans qu’il sût pourquoi, il se sentait gêné. Quand il se fut approché des paysans, et qu’il les vit tous se découvrir devant lui, mettant à nu leurs têtes blondes, noires, grises, et frisées, et chauves, son trouble devint tel que longtemps il ne put parler. La petite pluie continuait à tomber, mouillant doucement les cheveux, les barbes, les poils des caftans. Mais les paysans, sans même y prendre garde, tenaient les yeux fixés sur le barine, attendant ce qu’il allait leur dire ; et lui, il restait immobile au milieux d’eux, embarrassé, ne pouvant parler.

Le pénible silence fut enfin rompu par le gérant, type d’Allemand placide et sûr de lui-même, qui, d’ailleurs, parlait fort bien le russe et se considérait comme un parfait connaisseur du paysan russe. Ce gros homme bien nourri, et Nekhludov, debout près de lui, formaient un contraste saisissant avec les visages ridés et les maigres corps du reste de l’assemblée.

— Écoutez, — dit le gérant, — voici que le prince veut vous faire du bien ! Il veut vous céder les terres, quoique vous ne les méritiez pas !

— Comment ne le méritons-nous pas, Basile Carlitch ? Est-ce que nous ne travaillons pas pour toi ? — répondit un petit paysan roux, beau parleur. — Nous étions très contents de la princesse défunte, — que le Seigneur lui donne le royaume des cieux ! — et le jeune prince, à ce que nous voyons, daigne aussi ne pas nous abandonner !