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RÉSURRECTION

pas peur ! — répétait pendant tout ce temps le fou, en crachant à terre.

— Eh bien ? — demanda l’officier de paix.

— Eh bien, il faut le conduire dans la salle des morts ! — déclara l’infirmier.

— Qu’on le descende à la salle des morts ! — ordonna l’officier. — Et toi, viens au bureau pour faire ton rapport ! — dit-il au soldat qui n’avait pas cessé de se tenir debout, près du dépôt confié à sa garde.

Quatre sergents de ville prirent le mort et le redescendirent au rez-de-chaussée. Nekhludov se préparait à les suivre, lorsque le fou l’arrêta.

— Vous n’êtes pas de connivence avec eux, n’est-ce pas ? Eh bien ! donnez-moi une cigarette !

Nekhludov lui donna une cigarette. Le fou, tout en remuant sans cesse les sourcils, se mit à lui raconter toutes les persécutions qu’on lui faisait subir.

— Ils sont tous contre moi, et, par l’intermédiaire de leurs médiums, ils me torturent jour et nuit !

— Excusez-moi ! — dit Nekhludov et, sans attendre la fin du récit, il sortit de la chambre, désirant voir ce que l’on faisait du mort.

Les sergents de ville avaient déjà traversé toute la cour et s’étaient arrêtés devant la porte d’une cave. Nekhludov voulut les rejoindre, mais l’officier de paix l’en empêcha.

— Que demandez-vous ?

— Rien, — répondit Nekhludov.

— Vous ne demandez rien ? Eh bien ! allez-vous-en !

Nekhludov rebroussa chemin et rejoignit son fiacre. Le cocher dormait sur le siège : Nekhludov le réveilla et lui dit d’aller à la gare.

Mais il n’avait pas fait cent pas quand il rencontra, accompagnée de nouveau par un soldat du convoi, une télègue sur laquelle était entendu un autre détenu, déjà mort. Le détenu gisait sur le dos : Nekhludov put l’examiner à loisir. Autant le premier mort avait une figure insignifiante, autant celui-ci était beau de corps et de visage. C’était un homme dans toute la fleur de ses