Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/24

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aviez envie de manger en paix, sans être dérangé ; immanquablement, Mimi commençait : « Mangez donc du pain ; comment tenez-vous donc votre fourchette ? » — En quoi est-ce que ça la regarde ? pensais-je. Qu’elle s’occupe des filles ! Elle est là pour ça. Mais nous, c’est Karl Ivanovitch qui est chargé de nous. — Je partageais du fond du cœur la haine de Karl Ivanovitch pour les certaines personnes.

On passa dans la salle à manger, les grandes personnes en tête. Catherine me retint, par le pan de ma veste et me dit tout bas :

« Demande à ta maman de nous laisser aller avec vous à la chasse.

— Bon, nous tâcherons. »

Gricha dînait avec nous, mais à une petite table à part. Il ne levait pas les yeux de son assiette, poussait des soupirs, faisait des grimaces affreuses et se parlait à lui-même : « Dommage !…. envolée… envolé pigeon ciel…. Ah ! pierre sur tombeau ! » Et autres propos du même genre.

Depuis le matin, maman paraissait agitée, et la présence de Gricha, avec son radotage et ses grimaces, augmentait visiblement son malaise.

« Ah ! j’allais oublier de te demander une chose, dit-elle à papa en lui tendant une assiettée de soupe.

— Quoi ?

— Je t’en prie, dis d’enfermer tes horribles chiens. Ils ont manqué mordre le pauvre Gricha quand il est entré dans la cour, ils seraient capables de mordre les enfants. »

Gricha entendit qu’il était question de lui. Il se retourna sur sa chaise et dit la bouche pleine, en montrant son vêtement en lambeaux : « Voulait faire mordre… Dieu pas permis. Chasser avec chiens, péché ! grand péché ! Pas battre ancien[1]… pourquoi battre ? Dieu pardonne.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda papa en le regardant

  1. Il appelait ainsi tous les hommes, sans distinction (N. de l’auteur.)