Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/280

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

assoupie. Tant qu’il me reste le plus petit espoir, le moins fondé, d’avoir ce bonheur dont je rêve, fût-il incomplet, il m’est impossible d’y songer avec calme.

J’entends des pieds nus, une toux, un soupir, un bruit de fenêtre, un frou-frou de robe, et chaque fois je me lève en sursaut, j’écoute comme un voleur, je guette, je suis tout agité, sans cause apparente. Les lumières s’éteignent aux fenêtres d’en haut, les pas et les conversations sont remplacés par des ronflements, le veilleur de nuit commence à frapper sur sa planche de cuivre, le jardin paraît à la fois plus clair et plus sombre à mesure que les raies de lumière rouge tombant des fenêtres disparaissent, la dernière lumière passe de l’office dans le vestibule, posant une raie lumineuse sur le jardin mouillé de rosée, et j’aperçois par la fenêtre la personne voûtée de Phoca, qui s’en va, en camisole et tenant une chandelle, se mettre dans son lit. Je prends souvent un plaisir vif, rempli d’émotion, à me glisser à travers l’herbe humide, dans l’ombre noire de la maison, jusqu’à la fenêtre du vestibule, et à écouter, en retenant mon souffle, le ronflement du jeune domestique, les geignements de Phoca, qui se croit seul, et le son de sa voix cassée lisant indéfiniment des prières. À la fin, sa lumière s’éteint, elle aussi, la fenêtre se ferme bruyamment, je reste entièrement seul, je regarde timidement de côté et d’autre si l’on ne verrait pas dans le parterre ou à côté de mon lit une femme blanche… et je regagne la galerie en courant. Puis je me mets dans mon lit, le visage tourné du côté du jardin, je me protège de mon mieux contre les moustiques et les chauves-souris, je regarde le jardin, j’écoute les bruits de la nuit et je rêve d’amour et de bonheur.

Alors tout prend pour moi un sens inusité : les vieux bouleaux, dont les rameaux chevelus resplendissent d’un côté sous le clair de lune et étendent de l’autre côté des ombres noires sur les arbustes et sur le chemin ; l’étang, dont l’éclat paisible, resplendissant, égal comme certains