Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/283

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non ; mais je n’en continuai pas moins à n’avoir aucune considération pour les Épiphane.

Nous les vîmes plusieurs fois cet été. Je conservai cependant de très grandes préventions contre toute cette famille. Voici ce qu’étaient au juste les Épiphane.

La famille se composait de la mère, une petite veuve d’une cinquantaine d’années, encore fraîche et très gaie ; de sa fille, la belle Eudoxie Vassilevna, et d’un fils, Pierre Vassilevitch, ancien lieutenant, célibataire, un peu bègue, très grave.

La mère, Anna Dmitrievna Épiphane, avait vécu vingt ans séparée de son mari, tantôt à Pétersbourg, où elle avait des parents, le plus souvent à sa campagne de Milicha, à trois verstes de la nôtre. On racontait d’elle, dans le pays, des choses si effroyables, que Messaline n’était, en comparaison, qu’une vierge innocente. C’était pour cela que maman avait demandé qu’on ne prononçât pas le nom des Épiphane dans sa maison. Sérieusement parlant, il était impossible de croire la dixième partie de ces cancans, méchants cancans de voisins de campagne. À l’époque où je fis la connaissance d’Anna Dmitrievna, il y avait bien chez elle un certain Mitioucha, serf et teneur de livres, toujours pommadé et frisé et vêtu d’une veste circassienne. Cet individu se tenait, pendant le dîner, derrière la chaise de sa maîtresse, et celle-ci invitait ses hôtes, en français, à admirer les beaux yeux et la jolie bouche de Mitioucha. Il n’y avait néanmoins rien de vrai dans les bruits qui continuaient à courir.

Anna Dmitrievna avait complètement réformé sa vie depuis dix ans, époque où elle avait fait quitter le service à son fils Pierre pour l’avoir auprès d’elle. Sa propriété n’était pas grande : il pouvait y avoir cent âmes en tout et les dépenses allaient vite au temps où l’on menait joyeuse vie. Donc, il y avait dix ans, la propriété, grevée d’hypothèques sur hypothèques, allait être saisie et vendue. Dans cette extrémité, Anna Dmitrievna écrivit à son