Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/70

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Grand’mère avait un talent à part pour exprimer sa façon de penser sur les gens par la manière de distribuer et d’accentuer les tu et les vous. Lorsqu’elle employait le singulier ou le pluriel au rebours de l’usage reçu, ces nuances prenaient dans sa bouche une signification toute particulière. Quand le jeune prince vint la saluer, elle lui adressa quelques mots en lui disant vous, et le toisa avec un tel mépris, qu’à sa place je n’aurais su où me mettre. Mais Étienne était d’une autre pâte. Il ne fit aucune attention ni à l’accueil de grand’mère ni à elle-même, et salua toute la compagnie, sinon gracieusement, du moins d’un air très dégagé.

Sonia absorbait toute mon attention. Je me souviens que lorsque nous causions, Volodia, Étienne et moi, dans un endroit de la salle d’où nous apercevions Sonia et d’où elle-même pouvait nous voir et nous entendre, j’avais du plaisir à parler ; m’arrivait-il de dire une chose qui me semblait drôle ou crâne, j’élevais la voix et je lançais des coups d’œil par la porte du salon ; lorsque, au contraire, nous nous trouvions dans un endroit d’où l’on ne pouvait ni nous voir ni nous entendre du salon, je ne prenais plus aucun plaisir à la conversation et je me taisais.

Le salon et la salle se remplirent peu à peu. Ainsi qu’il arrive toujours aux bals d’enfants, il se trouvait parmi les invités quelques grands enfants qui n’avaient pas voulu perdre une occasion de s’amuser et qui ne dansaient soi-disant que pour faire plaisir à la maîtresse de maison.

Quand les Ivine arrivèrent, au lieu du plaisir que me causait d’ordinaire l’apparition de Serge, j’éprouvai une sorte d’irritation singulière de ce qu’il allait voir Sonia et en être vu.