Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/233

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suivre une route, quelle qu’elle fût, pourvu qu’il ne tournât pas dans cette affreuse demi-obscurité. Les hommes positifs comme Litvinof ne devraient jamais s’abandonner à la passion ; elle détruit le sens même de leur vie… Mais la nature ne se plie pas à la logique, à notre logique humaine ; elle a la sienne, que nous ne comprenons pas, que nous ne reconnaissons pas, jusqu’à ce que nous en soyons écrasés comme par une roue.

Après avoir quitté Tatiana, Litvinof n’eut qu’une pensée : voir Irène ; il alla chez elle ; mais le général était à la maison, c’est du moins ce que lui dit le suisse ; il ne voulut pas entrer, il ne se sentait pas la force de se contenir, et alla flâner à la Conversationhaus. Vorochilof et Pichtchalkin ressentirent l’impossibilité que Litvinof avait ce jour-là de se contenir : il ne cacha pas à l’un qu’il était vide comme un grelot, à l’autre qu’il était ennuyeux comme la pluie ; heureusement que Bindasof ne tomba point sous sa griffe, car il serait certainement advenu un grosser scandal. Ces deux messieurs n’en revenaient pas : Vorochilof alla jusqu’à se demander si l’honneur militaire n’exigeait pas satisfaction, mais, comme l’officier de Gogol, il se tranquillisa en se bourrant, au café, de Butter-Brod. Litvinof vit de loin Capitoline Markovna courant dans sa mantille bigarrée de boutique en boutique. Il eut honte de l’affliction qu’il allait causer à cette ridicule, mais excellente vieille femme. Puis il se souvint de Potoughine, de sa