Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/248

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juge qui était debout devant lui. Tatiana lui sembla grandie ; son visage, resplendissant d’une beauté qu’il ne lui avait jamais connue, était pétrifié comme celui d’une statue ; sa poitrine ne se soulevait pas ; sa robe, d’une seule teinte, comme une draperie antique, tombait en plis roides jusqu’à ses pieds et les recouvrait. Tatiana regardait droit devant elle, et son regard, qui n’embrassait pas seulement Litvinof, était inerte, froid ; c’était aussi le regard d’une statue. Litvinof y lut sa condamnation ; il s’inclina, prit la lettre de la main qui était étendue vers lui et se retira en silence.

Capitoline Markovna se jeta dans les bras de Tatiana, mais celle-ci la repoussa doucement et baissa les yeux ; les couleurs lui revinrent, elle dit : « Maintenant, faisons vite, » et rentra dans la chambre à coucher. Capitoline Markovna l’y suivit, la tête penchée.

La lettre que Tatiana avait confiée à Litvinof était adressée à une de ses amies de Dresde, une Allemande, qui louait des appartements garnis. Litvinof laissa glisser la lettre dans la boîte, et il lui sembla qu’avec ce chiffon de papier il avait laissé glisser dans la tombe tout son passé, toute sa vie. Il sortit de la ville, erra longtemps par les étroits sentiers des vignobles ; un sentiment de mépris de lui-même bourdonnait sans cesse autour de lui comme une de ces mouches dont on ne peut se débarrasser à une certaine époque de l’été : le rôle qu’il avait joué dans cette dernière entrevue