Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/61

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— Il n’en a pas davantage ; mais il a beaucoup de volonté et ce n’est pas chez nous autres Slaves ce qui abonde le plus. M. Goubaref s’est mis dans la tête d’être chef de parti et il l’est devenu. Que voulez-vous ? Le gouvernement nous a délivrés de la glèbe, grâces lui en soient rendues, mais l’habitude de la servitude s’est ancrée trop profondément en nous pour que nous puissions rapidement nous en débarrasser. En tout et partout, il nous faut un maître. La plupart du temps, ce maître est un être vivant : parfois c’est une certaine tendance, comme, par exemple, en ce moment, la manie des sciences naturelles. Pourquoi ? quels motifs nous poussent à nous assujettir ainsi volontairement ? C’est un mystère ; tel est, paraît-il, notre nature. L’important est que nous ayons un maître, et il ne fait jamais défaut. Nous sommes de vrais serfs. Notre fierté comme notre bassesse sont serviles. Vient un nouveau maître, à bas l’ancien. Hier c’était Jacques, aujourd’hui c’est Thomas. Vite, une gifle à Jacques, à plat ventre devant Thomas. Souvenez-vous de tout ce qui s’est passé en ce genre ! Nous nous glorifions de savoir nier, mais au lieu de nier comme un homme libre, combattant avec l’épée, c’est comme un laquais, ne sachant donner que des coups de poing, et encore n’en donnant qu’autant que le maître le permet. Et de plus, nous sommes un peuple mou ; il n’est pas difficile de nous mener. Voilà comment M. Goubaref est parvenu au haut de l’échelle. Il a toujours frappé au même