Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/64

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

trecuidance, et ils ne vivent que dans le mot « avenir. » Tout viendra, mais en réalité rien ne vient, et, durant dix grands siècles, la Russie n’a rien inventé, ni dans le domaine de la politique, ni dans celui des arts, ni dans celui de la science, ni même dans celui de l’industrie. Mais attendez, prenez patience, tout viendra. Et pourquoi est-ce que tout viendra, permettez-moi de m’en informer ? Parce que nous, hommes civilisés, nous ne sommes que des guenilles, mais le peuple… oh ! le peuple est grand. Voyez cet armiak[1], c’est de là que tout viendra. Toutes les autres idoles sont détruites : donnons notre foi à l’armiak. Mais si cet armiak ne répondait pas à nos espérances ? Il y répondra, soyez-en assuré ; lisez madame Kakhanofska[2] et levez les yeux au ciel ! En vérité, si j’étais peintre, voici le tableau que je peindrais : un homme civilisé se tient devant un paysan et, le saluant très bas, lui dit : « Guéris-moi, mon petit père, je meurs de maladie ; » le paysan, à son tour, salue humblement l’homme civilisé, et lui dit : « Éclairez-moi, monseigneur, je péris faute de lumière. » Et tous deux, bien entendu, ne bougent pas d’une semelle. Or ce qu’il faudrait, c’est s’humilier, se résigner réellement, et non pas seulement en paroles ; il faudrait franchement s’approprier ce que nos frères aînés ont inventé, mieux que nous et avant

  1. Principal vêtement des paysans.
  2. Romancier de talent, qui s’est donné pour tâche de glorifier le bon vieux temps et la sainte Russie.