Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/76

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résolu, de passionné, quelque chose de dangereux pour les autres et pour elle-même. Fascinateurs étaient réellement ses yeux gris foncé à reflets verdâtres, longs et voilés comme ceux des divinités égyptiennes, avec des cils rayonnants et des sourcils altiers et fins. L’expression de ces yeux était étrange : ils semblaient regarder au loin, attentivement, mélancoliquement. À l’Institut, Irène était considérée comme une des meilleures élèves pour son intelligence, mais elle avait un caractère inconstant, volontaire, ce qu’on nomme une mauvaise tête ; une de ses maîtresses lui avait prédit que ses passions la perdraient, une autre lui reprochait en revanche sa froideur glaciale et la traitait de « fille sans cœur ». Les camarades d’Irène la trouvaient hautaine et cachée, ses frères et sœurs la redoutaient, sa mère n’avait nulle confiance en elle et son père ne se sentait pas à l’aise lorsqu’elle fixait sur lui ses yeux mystérieux ; mais elle n’en inspirait pas moins à son père et à sa mère un involontaire sentiment d’estime, fondé non sur ses capacités, mais sur je ne sais quel vague espoir qu’elle faisait naître en eux.

— Tu verras, Prascovie Danilovna, dit un jour le vieux prince, lâchant un moment sa pipe, Irinka nous fera sortir de l’ornière.

La princesse se fâcha et répondit à son mari qu’il avait des « expressions insupportables ; » puis elle se mit à rêver et dit entre ses dents : « Oui… ce ne serait pas mal si nous pouvions sortir de notre ornière. »