Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/77

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Irène jouissait dans la maison paternelle d’une liberté presque sans limites ; on ne la gâtait pas, on l’évitait un peu, mais on ne la gênait en rien : c’est tout ce qu’elle désirait. Quand il se passait une scène par trop humiliante, lorsqu’un marchand venait crier qu’il était las de réclamer ce qu’on lui devait et que les gens se joignaient à lui pour abreuver leurs maîtres de honte, — Irène ne fronçait pas même le sourcil, ne bougeait pas de sa chaise, mais un méchant sourire glissait sur son visage devenu sombre, et pour ses parents ce sourire était plus amer que toute espèce de reproches : ils se sentaient coupables, innocemment coupables vis-à-vis de cet être qui semblait avoir droit dès sa naissance à la richesse, au luxe et à tous les hommages.

Litvinof s’éprit d’Irène aussitôt qu’il la vit (il n’avait que trois ans de plus qu’elle). Mais pendant longtemps il ne put parvenir ni à gagner sa sympathie, ni seulement à attirer son attention. On eût dit même qu’il l’avait offensée, qu’elle conservait profondément le souvenir de cette offense sans pouvoir la lui pardonner. Il était alors trop jeune et trop timide pour comprendre ce qui pouvait se cacher sous cette irritation, sous cette dédaigneuse rigueur. Souvent oubliant ses leçons et ses cahiers, il s’asseyait dans le salon délabré des Osinine et jetait à la dérobée un regard sur Irène ; son cœur se remplissait d’une lente et pesante amertume, et elle, l’air fâché et ennuyé, se levait, tra-