Page:Trobriand - Le rebelle, 1842.djvu/20

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

IV.


Trois semaines après cette journée dont les Canadiens garderont long-tems encore le souvenir, Laurent de Hautegarde, accoudé sur une table où se trouvaient épars quelques livres et des cartes du pays, semblait plongé dans une profonde rêverie. Il songeait à Alice, à cette angélique enfant dont l’amour était si cruellement froissé par ses préoccupations politiques, aux obstacles que lui-même avait en quelque sorte élevés entre elle et lui. Il comparait avec un vague remords les jours présens aux jours passés, se demandant si l’ambition n’exigeait pas toujours, pour prix de ses joies satisfaites, le sacrifice du bonheur domestique, et si les désirs de la tête dans les affaires publiques ne se nourrissaient pas aux dépens des sentiments tendres et simples du cœur. Derniers et sages échos d’une voix intérieure, méfiance envoyée du ciel pour nous prémunir contre des fantômes trompeurs, dont la poursuite use souvent la vie sans fruit, et dessèche les sources du seul bonheur vrai qui existe sur cette terre : Aimer et être aimé !

Mais il semblait qu’un mauvais ange veillât sur l’accomplissement des sombres destinées, car lorsque Laurent s’abandonnait à l’entraînement de ces pensées bonnes, quelqu’incident survenait qui le poussait en avant dans la voie dangereuse, sans qu’il pût se soustraire à cette influence. Au moment de ses plus doux rêves de regrets, plusieurs coups frappés mystérieusement à la fenêtre attirèrent son attention distraite. Il regarda la pendule, il était sept heures ; au dehors, nuit sombre malgré quelques rayons incertains se glissant à travers les nuages amoncelés. Il écouta encore ; le même bruit se renouvela, et cette fois, il se leva silencieusement pour aller ouvrir.

La porte donna passage à un homme enveloppé d’un large capot gris à capuchon, vêtement d’un usage général dans le pays.

— Bonsoir, monsieur de Hautegarde, dit-il en modérant l’éclat de sa voix ; je viens vous demander asile pour une heure. — Une heure, pas plus, ajouta-t-il en regardant à sa montre.

— Monsieur, répondit Laurent surpris et restant debout ; nous nous sommes rencontrés il y a peu de temps peur la première fois dans une circonstance assez importante pour n’être pas oubliée. Bien qu’alors il m’ait paru évident que vous cachiez votre véritable condition sous un déguisement, je ne vous adressai aucune question à ce sujet. Je suis prêt à me renfermer aujourd’hui dans la même discrétion ; cependant…

— J’y avais songé, interrompit avec calme l’étranger que nous avons reconnu pour le mystérieux ennemi du conseiller. Il tendit une lettre à Laurent. Celui-ci la lut, et ils s’assirent tous deux.